Avec Dolorosa, Rebekka Kricheldorf dynamite Les Trois Sœurs de Tchekhov dans une variation contemporaine mordante, où la mélancolie cède la place à une satire sociale acérée. Marcial Di Fonzo Bo, à la mise en scène, nous plonge dans un univers où l’ennui devient spectacle et où le désespoir se pare d’ironie. Une fresque générationnelle où l’inaction règne, entre humour grinçant et vertige du vide existentiel, portée par une troupe d’acteurs électrisants.
Trois sœurs, trois anniversaires, zéro évolution
Oubliez l’exil rêvé vers Moscou : ici, les trois sœurs de Kricheldorf ne cherchent même plus à fuir. Elles se débattent dans l’immobilisme, comme coincées dans une boucle temporelle où chaque année ressemble à la précédente. Irina, éternelle étudiante incapable de choisir sa voie, Macha, mariée par défaut à un homme qu’elle n’aime pas, et Olga, usée par son métier d’enseignante, incarnent une génération sans élan, sans projet, sans illusion.
Le temps passe, les anniversaires s’enchaînent, rien ne change. Leur frère Andreï, autrefois choyé, s’enlise dans l’écriture d’un roman qui n’aboutit jamais, tandis que sa femme Janine, avatar vulgaire et arriviste de Natacha, prend peu à peu le contrôle de la maison. Seul Georg, le philosophe du groupe, semble encore croire à un avenir meilleur. Mais à force de théoriser sans agir, il ne fait qu’ajouter une voix de plus au chœur des impuissants.
Une mise en scène coup de poing
Plutôt que de recréer un salon bourgeois poussiéreux, Marcial Di Fonzo Bo transforme la villa familiale en un musée figé, glacé, sans vie. Un espace où les personnages ne vivent pas, mais sont exposés, comme des spécimens en voie d’extinction. Loin du théâtre naturaliste, ce décor épuré déshumanise, accentuant l’absurde de leur situation. Chaque année, la maison se vide un peu plus, symbole d’un monde qui s’effondre, lentement, inexorablement.
Dans ce théâtre du désenchantement, la mise en scène joue aussi sur les échos entre passé et présent : des extraits du texte original de Tchekhov surgissent, comme des fantômes rappelant ce qui a changé… ou ce qui n’a pas changé du tout.
Un humour féroce pour masquer l’angoisse
Si Tchekhov enveloppait son drame d’une douce mélancolie, Kricheldorf choisit l’ironie mordante. Ici, les personnages se moquent de leur propre malheur, oscillant entre cynisme et désespoir. Dolorosajongle entre comédie grinçante et tragédie du vide, flirtant parfois avec le vaudeville.
Et cette énergie, c’est le jeu des acteurs qui la porte. Marie-Sophie Ferdane (Olga) est bouleversante de désenchantement, Elsa Guedj (Macha) insuffle une fragilité à son personnage tout en la rendant féroce, et Camille Rutherford (Irina) incarne parfaitement cette jeunesse qui refuse de grandir. Alexandre Steiger, Juliet Doucet et Rodolphe Congé complètent cette partition brillante, où chaque geste, chaque regard, chaque silence résonne.
Une satire acérée de notre époque
À travers cette réécriture, Kricheldorf ne fait pas que moderniser Tchekhov : elle dresse un portrait implacable de notre société. On y voit une jeunesse qui sait que tout va mal, mais qui ne sait plus comment agir. Une bourgeoisie intellectuelle engluée dans ses contradictions. Un monde où la prise de conscience ne mène pas à l’action, et où l’on se rassure en se répétant que « plus tard, tout ira mieux ».
Avec Dolorosa, Marcial Di Fonzo Bo signe une mise en scène brillante, qui fait dialoguer passé et présent pour mieux révéler nos propres impasses. Entre rires et vertige, on assiste à une tragédie déguisée en comédie, où l’absurdité de l’existence nous frappe en plein cœur. Un théâtre vivant, mordant, qui résonne longtemps après le baisser de rideau. Avis de Foud’art 🅵🅵🅵
Dolorosa
Variation des Trois Sœurs d'Anton Tchekhov
Texte Rebekka Kricheldorf
Mise en scène Marcial Di Fonzo Bo
Traduction Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand,
et André Markowicz, Françoise Morvan
pour les passages d'Anton Tchekhov
Avec Juliet Doucet, Marie-Sophie Ferdane,
Rodolphe Congé en alternance avec Jean-Christophe Folly, Elsa Guedj, Camille Rutherford, Alexandre Steiger
Scénographie Catherine Rankl • Dramaturgie Guillermo Pisani • Musique Étienne Bonhomme • Costumes Fanny Brouste • Lumières Bruno Marsol
Crédit photo © Pascal Gely
THÉÂTRE DU ROND-POINT
5 – 15 mars 2025 • Mardi au vendredi, 20h30. Samedi, 19h30. Dimanche, 15h

En tournée
25 — 28 février 2025 Le Quai — CDN Angers
Pays de la Loire (49)
19 — 27 mars 2025 Théâtre National de Bretagne / Rennes (35)
24 — 30 novembre 2025 La Comédie de Caen – CDN de Normandie (14)
15 — 21 décembre 2025 Le Volcan - Scène nationale du Havre (76)
Comments